Alexandre Ricard, au nom des siens

Les Echos, 29 mars 2013

310.jpgAlexandre Ricard, au nom des siens

Les Echos | Par Marie-Josée Cougard | 29/03/2013

Le petit-fils de Paul Ricard prendra les commandes de Pernod Ricard le 1 er janvier 2015. A quarante et un ans, le futur PDG est considéré par le clan comme celui qui incarne le mieux les valeurs du fondateur. A charge pour lui de poursuivre le développement du groupe en conservant son esprit de famille.

Grand et mince, le regard très noir, Alexandre Ricard ouvre la porte de son bureau de la place d'Iéna, à Paris, avec un large sourire. Celui qui va prendre, dans moins de deux ans, les commandes de Pernod Ricard, accueille ses visiteurs sans emphase, mais avec une réelle chaleur. Les lieux sont d'une extrême sobriété, à l'image de leur occupant, qui ne s'accorde aucune fantaisie vestimentaire. Costume noir, cravate noire, chemise blanche. Malgré ses quarante et un ans, Alexandre Ricard renvoie l'image de Studio Harcourt, évoquant plus l'allure du banquier qu'il a été à ses débuts chez Morgan Stanley au département fusions-acquisitions que celle de la personne qui sait aussi « rire avec ses collaborateurs » et qu'il cache résolument. Les Ricard détestent se livrer. Question de pudeur. Pour Alexandre, l'exercice est d'autant plus compliqué qu'en cette période de transition il se sait observé. Le 1 er janvier 2015, il prendra le gouvernail d'une entreprise du CAC 40 qui pèse près de 25 milliards d'euros en Bourse. Il porte le nom de la famille fondatrice, ce qui attise toujours les commentaires désobligeants et les scepticismes à l'égard des « fils de… ». De quoi l'inciter, plus encore qu'à l'accoutumée, à la prudence. A moins de deux ans du passage de témoin, Alexandre Ricard assure ne ressentir « aucune peur » à l'idée de devenir le patron du groupe. « Pour être franc, cette perspective m'enthousiasme même », affirme-t-il avec gourmandise.

Le futur PDG n'en a pas moins souhaité faire ses classes ailleurs. « J'ai voulu aller voir autre chose avant de rejoindre Pernod Ricard. C'était important pour moi. Je ne voulais pas être un cas particulier à cause de mon nom. Je savais que je me serais senti plus à l'aise à l'extérieur pour commencer. Quand je me suis décidé à rejoindre le groupe en 2003, je ne l'ai pas fait sous la contrainte. Je suis là parce que j'ai la passion de l'industrie et que je vois dans le pilotage de Pernod Ricard une magnifique aventure. »

Aujourd'hui, Alexandre Ricard se sent « prêt » à poursuivre l'indéniable success-story, qui a vu Pernod Ricard accroître sa valeur de 20 milliards en une décennie. Il a appris la mécanique du groupe dans ses moindres détails depuis dix ans, au contact de Pierre Pringuet, l'actuel patron de l'entreprise, mandaté pour ce faire par la famille. Les deux hommes entretiennent une « complicité », qui ne laisse de place ni aux secrets ni à une quelconque malveillance dans la transmission des responsabilités. Elle se fera en douceur, après douze ans d'immersion. Autant dire que le choix d'Alexandre ne date pas d'hier et qu'il n'a pas été provoqué par la disparition brutale de son oncle, Patrick Ricard, l'été dernier. C'est lui qui a été choisi, parce que, dit-on dans le groupe, c'est lui qui incarne le mieux l'esprit de Paul Ricard, son grand-père. Le fondateur, incontournable, dont l'âme plane encore partout et qui voulait par-dessus tout que le groupe reste familial. La désignation d'Alexandre s'est faite sans drame, sans conflit. Alors que son cousin César Giron, patron de Pernod, aurait pu faire valoir ses prétentions. Paul-Charles, le fils de Patrick Ricard, vient quant à lui tout juste de passer le cap de la trentaine. Ses cousins, assure-t-il, sont « comme des frères, comme des copains ». Il n'est pas leur rival.

Séminaires familiaux

Le successeur désigné de Pierre Pringuet a été pétri aux valeurs que le clan Ricard revendique. Simplicité, convivialité, solidarité, ouverture… Ce sont les fondamentaux cultivés et transmis par Paul Ricard. L'ostentation et la forfanterie, ce n'est pas tout à fait le genre de la maison. Alexandre, comme ses prédécesseurs, leur préfère l'enthousiasme et la fierté de travailler pour un patronyme. Le neveu de Patrick Ricard évoque volontiers ses souvenirs de « l'immense table autour de laquelle se retrouvait toute la famille », des plus petits aux plus grands, autour de Paul. « On ne séparait pas les enfants des adultes. Nous étions tous ensemble. Tout le monde avait le droit de parler. Mon grand-père adorait ça », se rappelle-t-il, avec une émotion sincère. Tous les sujets s'y mêlaient. Des plus banals aux plus enrichissants. Le plus étonnant étant que l'esprit de cette grande table ait survécu aux mariages des uns et des autres. Les conjoints ne sont pas considérés comme « des pièces rapportées », mais comme « des valeurs ajoutées », résume en riant Alexandre. Elles sont du reste « formées » à l'esprit de la famille dans le cadre de séminaires dirigés par des professionnels spécialisés dans le droit familial…

« On y parle de tout », l'idée étant de transmettre la culture Ricard d'une génération à l'autre, d'autant que les plus jeunes n'ont pas connu le grand-père. « Quand on s'appelle Ricard, il faut être unis. » Pas question, à l'instar d'autres grandes familles, comme les Lacoste ou les Taittinger, de laisser s'installer des conflits, qui conduiraient à l'éclatement du groupe, contrôlé à hauteur de 20 % du capital par les Ricard. « Les liens familiaux ça se cultive, concède Alexandre. Ce n'est jamais gagné, mais le jour où on s'estime à l'abri des dissensions, c'est le début de la fin. »

Un réseau social « corporate »

Difficile de ne pas faire le parallèle entre ce mode de fonctionnement communautaire, presque « clanique », et le nouvel outil de communication interne adopté par l'entreprise. Depuis la fin de l'année dernière, les 18.000 collaborateurs du groupe, dans le monde entier, ont la possibilité de se connecter à « Pernod Ricard Chatter », le réseau social « corporate » qui encourage en permanence les échanges d'expériences entre les salariés de la maison. C'est un des leviers grâce auxquels la « fibre Ricard » s'entretient entre les grandes divisions du groupe. Et qui renforcent le sentiment d'appartenir à une même « famille ». Les liens ne sont pas seulement virtuels. Chaque année, mi-avril, 850 collaborateurs du groupe, venus de 80 pays se retrouvent aux Embiez, l'île que Paul Ricard avait achetée dans les années 1950, en face de Bandol. Un rendez-vous dont tous se réjouissent. C'est l'occasion pour chacun d'exposer ses méthodes et ses résultats. Les Embiez, c'est le lieu du partage. On y entretient l'esprit du groupe. Le travail de 8 heures à 20 heures et la fête de 20 heures jusqu'au petit jour. Petites nuits garanties. C'est là que se définissent les stratégies commerciales pour l'année et les budgets par pays. A chacun de faire la preuve de son inventivité et de convaincre les dirigeants et ses collègues que la région qu'il représente mérite de nouveaux investissements. Aucun étranger au groupe n'y est convié. C'est la grande affaire interne de l'année. Un immense barnum - il ne faut pas moins de 120 camions acheminés par ferry depuis le continent pour apporter le matériel nécessaire au déroulement des opérations -, qui a valeur de symbole pour tous. L'histoire ne dit pas combien de verres et de cocktails y sont bus, mais chaque marque y construit un bar éphémère pour présenter ses innovations et ses succès. Le groupe y attache suffisamment d'importance pour y investir plusieurs millions d'euros. Rien n'est jamais venu empêcher ces retrouvailles. Ni crise ni programme d'économies.

Feuille de route stratégique

Et pour Alexandre Ricard, l'édition 2013 va forcément revêtir une importance particulière. L'occasion de mûrir sa future feuille de route stratégique ? Il est sans doute encore trop tôt pour cela… Si l'intéressé nourrit l'ambition de porter son groupe au premier rang mondial (il est encore aujourd'hui devancé par le britannique Diageo), il ne tient pas, à ce stade, à s'enfermer dans un calendrier, jugeant « dangereux de fixer un horizon ». « Ce sera la conséquence d'une stratégie fondée sur des produits haut de gamme et l'innovation permanente », prédit-il. Ses proches lui prêtent l'esprit « découvreur », garant de la poursuite d'une expansion géographique très cadencée. « On a ouvert 6 nouvelles filiales en Afrique au cours des six derniers mois. » Le continent africain est sans conteste « la nouvelle frontière » de Pernod Ricard. Mais il ne sera pas le territoire où mener la prochaine grosse acquisition. « Les deux endroits que nous regardons le plus sont les Etats- Unis et les pays émergents. » L'Amérique du Nord est « de loin le marché le plus profitable au monde ». C'est également la région où l'écart avec le numéro un mondial, Diageo, est le plus grand. Le groupe français, qui y réalise aujourd'hui 15 % de son chiffre d'affaires, a clairement l'ambition d'y accroître son activité. « Si une opportunité venait à se présenter, nous regarderions le dossier de très près », confie le futur PDG. A terme, l'objectif n'est pas une nouvelle fois de doubler de taille, comme le groupe a pu le faire à la faveur des rachats de Seagram et d'Allied Domecq. « Nous sommes numéro deux. Mécaniquement on ne peut plus doubler de taille et ce n'est pas notre raisonnement », prévient Alexandre Ricard. Les pays émergents sont l'autre région où pourrait survenir la prochaine grosse opération. « Les opportunités ne sont pas légion, mais il y a de beaux business… »

Comme son oncle, Patrick, Alexandre a plus le culte des spiritueux que celui du vin, qui ne représente que 5 % de l'activité du groupe. Mais il y voit « un axe incontestable de développement et un relais de croissance du groupe »au travers de la marque Jacob's Creek, numéro deux en Australie et de Brancott, numéro deux en Nouvelle-Zélande. « Notre équipe a fait un énorme travail de valorisation de nos vins depuis trois ans. Les efforts fournis commencent à payer. » Le vin… Encore une forme d'héritage pour Alexandre. Son père, Bernard Ricard, l'avait lui aussi identifié comme une piste de diversification prometteuse, au point d'acheter 48 % des champagnes Lanson, au début des années 1970. A l'époque, le virage stratégique n'avait pas été du goût de Paul, ce qui l'avait contraint à abandonner la présidence et le groupe familial…

Marie-Josée Cougard

 

Les points à retenir

  • Pernod Ricard, deuxième entreprise mondiale sur le marché des vins et spiritueux derrière le britannique Diageo, reste contrôlée à hauteur de 20 % du capital par la famille Ricard.
  • Appelé à succéder à Pierre Pringuet, Alexandre Ricard, qui a fait ses classes en dehors du groupe, devra poursuivre son expansion géographique que ce soit en Amérique du Nord, en Afrique ou dans les pays émergents.
  • Le vin, qui ne représente que 5 % de l'activité du groupe, est perçu comme « un axe incontestable de développement ».