Existe-t-il un "management à la Française"? par Pascal Ordonneau / Ancien PDG de HSBC Invoice Finance - Les Echos/Le Cercle 19/12/2017

Question ambiguë: La France a-t-elle développé, un management original, comme elle a sur faire le camembert, les parfums et les vins de Bordeaux? En vérité, si on parle d'un management à la française, c'est pour une raison moins honorable.

Faut-il, gérer les Français « à la française » ? Ce serait une originalité parmi les nombreuses «exceptions françaises » dont l'intérêt économique et social est loin d'être prouvé.

Pour certains, le management « à la française » entraverait les transitions vers les nouveaux mondes de l'entreprise et de la société, par exemple, la transition numérique.

Le management français seul contre la science du management ?

Si le management à la française existe, il n'y aurait pas lieu d'en être fier : "Le management à la française est vivement critiqué par les étrangers".

La question du management à la Française fait partie des nombreuses manifestations nombrilistes de vieilles élites qui s'obstinent à faire de la France un « événement exceptionnel en même temps qu'une exception culturelle ». A quoi serviraient les fameux échanges de type « Erasmus » qui exposent la jeunesse française aux cultures économiques et sociales des autres pays ? Comment un management « à la française » peut-il se concevoir quand les générations qui se suivent sont de plus en plus profondément frottées de culture américaine, anglaise, allemande ou japonaise. Pensons à toutes les incitations si ce n'est aux obligations imposées aux jeunes Français à poursuivre à l'étranger une part de plus en plus importante de leurs études supérieures.

Comment imaginer que, revenant de sa formation managériale à Harvard, Wharton, Cambridge ou Berlin le jeune manageur français s'adonnerait sans hésiter à un vrai et solide «management à la française» ? Quant aux « Ecoles françaises de management », les HEC, Essec, Sup de Co, et autres Sciences-po, Dauphine etc. elles enseignent le management « tout court » et non un management «à la française » !

En fait, la question porte sur le fonctionnement des Français à l'égard de leur management. Je me souviens d'un patron anglais de très haut niveau, formé à l'anglaise et travaillant en France à la tête de la filiale française d'une entreprise anglaise à implantation mondiale. Sur son bureau, un cartoon représentait un manageur anglais désignant à un de ses cadres français les objectifs à atteindre et lançant cette objurgation : « just do it, don't ask 'pourquoi' » !

« Just do it, don't ask 'pourquoi' »

Au travers de cette remarque, c'est la façon dont les Français se voient par rapport à l'entreprise qui importe.

Si à chaque ordre les Français opposent leur « pourquoi », le manageur doit s'organiser, c'est-à-dire ne pas s'attendre à une exécution immédiate, rencontrer des critiques, les surpasser, accommoder l'ordre et ses instructions pour au moins donner le sentiment que « pourquoi ?» a été correctement traité. Le manageur «à la française» serait un pédagogue doté d'une patience infinie face à l'enchaînement des « pourquoi ? » lancés par ses subordonnés.

Au fil de la discussion, on est passé du management « en soi » au « manageur » en chair et en os. Ce manageur, on le trouve partout, différent et original, dans les grandes entreprises, en couches plus ou moins nombreuses, on le trouve dans les entreprises moyennes où il fait penser aux hommes de la dunette sur un bateau de commerce ou un chalutier et parmi les petits entrepreneurs qui rament tout en tenant le gouvernail et en écopant. On voit mal, pour quelles raisons, parmi tous ces manageurs, les uns seraient enclins au management « à la française » et les autres en seraient écartés.

Le management à la française n'est-il pas surtout le reflet du «travail à la française» ? Il est temps d'abandonner la fable de la créativité « à la française » où la faiblesse managériale est soi-disant compensée par les qualités intuitives, imaginatives voire émotionnelles de manageurs humanistes « à la française » ; abandonner les fantasmes de l'intelligence élégante et synthétique qui va droit à la solution grâce à la combinaison exceptionnelle des talents mathématiques et des belles lettres dans l'enseignement « à la française ». Tous talents qui n'ont pas empêché que la France se soit désindustrialisée durant les 20 dernières années.

Le « management à la française » a comme terreau le rapport entretenu entre les Français et l'entreprise. Il se déroule dans un milieu psycho-sociologique bien particulier. Dans la pesée des pouvoirs qui animent la société française, le pouvoir entrepreneurial est à la traîne en termes de légitimité, notoriété, respectabilité conduisant à renoncer à l'universalisme des leçons de management international et à inventer un mode national de management.

Si la vision de l'entreprise est dévalorisée et perçue comme une source d'oppression et de détournement d'argent et de compétences au détriment des salariés. Si la loi appelle explicitement ou implicitement à distinguer entre l'entreprise (c'est-à-dire ses salariés) qui est bonne et son management (encadrement compris) qui est mauvais, n'est-il pas évident que la façon de manager s'en ressentira ? Le management aura une allure très particulière si les licenciements sont compliqués à mettre en oeuvre. On ne s'étonnera pas que dans un univers très « encadré » le manageur se transforme en comptable pointilleux des ratés des collaborateurs au lieu d'encourager ou de récompenser !

La façon française de manager est la conséquence d'une idéologie sociale dominante.

C'est donc une erreur de traiter la question du management « à la Française » comme le font les commentateurs qui multiplient les observations du type : hiérarchie autoritaire, manque d'écoute, pas d'esprit d'équipe, individualisme, pas de sens de l'analyse etc. Comme c'est une erreur de s'enthousiasmer sur les prétendues souplesses intellectuelles, créativité et débrouillardises en tous genres!

Le management est « à la française » parce l'entreprise n'est pas valorisée en France à l'opposé de la plupart des autres pays du monde occidental.

Ce soi-disant management « à la française » disparaîtra du jour où les manageurs et les entreprises seront considérés comme des acteurs essentiels de la vie sociale économique et culturelle en France.

@PASCALORDONNEAU